jeudi 16 avril 2009

la pipe de Jacques Tati censurée

Lu sur le blog de Pierre Assouline:
Tous aux abris : le principe de précaution a encore frappé ! On n'en
finit pas de dénombrer ses ravages. Cette fois encore, le tabac. Du
moins le croit-on, parole de non-fumeur. Les tenants de la nouvelle
tyrannie viennent de couper la chique à Jacques Tati. Ils lui ont
retiré sa pipe, laquelle était vissée entre ses dents depuis sa
naissance ou presque. Imagine-t-on Georges Simenon sans sa pipe ou
Humphrey Bogart sans sa clope ? Impensable tant l'appendice à volutes
fait partie de leur personnage. C'est ce crime contre l'esprit dont
vient d'être victime l'immortel auteur de Playtime. Un méchant gag dont
il serait le premier à rire même si, dans sa satire de notre vie
moderne dans ce qu'elle a de plus absurde, il n'aurait jamais imaginé
qu'on en arriverait là.

Reprenons le dossier de l'affaire. Depuis des mois, la Cinémathèque
française préparait une grande exposition « Jacques Tati, deux temps
trois mouvements » qui vient d'ouvrir ses portes (jusqu'au au 2 août).
Une étonnante reconstitution de son univers à travers une réunion
d'objets, d'images, de signes, de dessins, de journaux à ne pas rater.
Sur les affiches promotionnelles comme sur la couverture du
livre-catalogue (45 euros, 304 pages, naïve), un même pictogramme
extrait de Mon Oncle : le bonhomme Tati fier et droit sur son Solex
revêtu de son uniforme hulotissime : pantalon et imperméable trop
courts, le chef coiffé d'un galurin et la bouche prolongée de sa pipe.
Or les services juridiques de la Ratp et la Sncf ont cru bon de
retoquer l'affiche au motif qu'elle risquerait de contrevenir aux
dispositions de la loi Evin sur l'incitation au tabagisme («
…propagande ou publicité, directe ou indirecte, sont interdites… »).
Fumant, non ?

Il n'y a pourtant pas de jurisprudence en la matière puisque les
choses n'ont jamais été aussi loin. Juste un excès de prudence qui a
scandalisé toutes les parties concernées. En vain. Costa-Gavras, le
président de la Cinémathèque, monté au créneau pour empêcher qu'il ne
fasse tache d'huile, a d'emblée prévenu qu'il n'était pas question que
les mêmes affiches, hors des couloirs du métro et des bus, soient
concernées par la mesure, sans même parler de la couverture du
catalogue ou des publicités dans les journaux. « C'est d'autant plus
bête que dans ses films, la pipe de Tati n'était jamais allumée !
renchérit Macha Makeïeff, son ayant-droit moral et commissaire de cette
exposition. Une censure absurde et stalinienne car c'est chez lui, de
son temps qu'on trafiquait ainsi les photos. Ce qui aboutit à un
mensonge. Résignée, je leur avais proposé de remplacer l'objet maudit
par une croix rouge mais on devinait encore trop la pipe. Alors j'ai
proposé de la remplacer par un calligramme, une pipe faite de lettres,
sur lequel on pouvait lire : « Ceci est une pipe ». Refusé. Je lui ai
donc mis un petit moulin à vent entre les lèvres. Juste pour prendre
le métro et le bus ! ». Rassurez-vous : elle figure bien en couverture
sur le le catalogue, de même que sur celle du Tati (268 pages, 40
euros, Ramsay) de Marc Dondey et dans les pages des Vacances de M.
Hulot (128 pages, Editions Yellow Now) où Jacques Kermabon analyse le
film image par image.

Il y a quatre ans, la Bibliothèque nationale de France avait déjà
cru bon gommer la cigarette que Jean-Paul Sartre tenait entre les
doigts sur les affiches et la couverture du catalogue de son exposition
; et en 1996 déjà, Malraux essuyait les plâtres de cette fâcheuse
tendance, la Poste lui ayant supprimé la cigarette sur le timbre
reproduisant son fameux portrait cheveux au vent par Gisèle Freund. Les
frileux de la Sncf et de la Ratp peuvent encore agir sur ce qui se
passe chez eux, cela n'empêchera pas l'exposition Tati de présenter une
gigantesque pipe de cinq mètres vissée sur un socle sur lequel on peut
lire « Libertaire ». Un objet prévu et conçu bien avant, naturellement.
Comme si de là-haut, M. Hulot sentant le vent venir, avait adressé un
pied-de-nez bien dans sa manière aux nouveaux censeurs de l'ordre
moral. Les pires : ceux qui réagissent dans la peur et par
anticipation. Nous ne serons jamais assez reconnaissant à M. Hulot de
nous avoir appris à vivre en faisant un pas de côté de manière à
envisager la société avec ce léger décalage qui la rend tellement plus
vivable.

Les films de Jacques Tati nous renvoient le reflet d'une certaine
France qui n'existe plus, toute de poésie, de légèreté et d'insouciance
; cette "affaire Tati" nous renvoie, elle, l'image d'une autre France,
crispée, étriquée, réglementaire, qui existe trop.

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